Intimidation des média Français

23 décembre 2010

Nicolas Sarkozy est Président de la République française depuis 2007. A ce titre, il est supposé veiller au respect de la Constitution, laquelle fait de la liberté d’information l’un des droits les plus précieux des citoyens. Or, depuis quelques mois, ceux qui font profession d’informer dans ce pays dont il dirige l’Etat sont victimes d’agissements répréhensibles : ils sont menacés verbalement, espionnés téléphoniquement, cambriolés à domicile ou au travail. Pourtant, interrogé vendredi 29 octobre, à Bruxelles, à propos des vols commis à l’encontre des journalistes de Mediapart, du Monde et du Point enquêtant sur l’affaire Bettencourt, dont c’est peu dire qu’elle a affolé l’Elysée, Nicolas Sarkozy a répondu : « Je ne vois pas en quoi cela me concerne. »

Entre déni et aveu, cette réponse est stupéfiante. Le déni est cette négation d’une réalité par celui qu’elle concerne au premier chef. L’aveu est cette réponse à la première personne du singulier quand la question s’adresse en nom collectif au premier élu de la Nation, censé la représenter tout entière. Logiquement, on aurait attendu une réponse lapidaire, fût-elle en langue de bois : que la liberté de la presse est essentielle, que de tels actes sont condamnables, que toute la vérité doit être faite, etc.

Au lieu de quoi le Président de notre République a répondu que d’éventuelles atteintes à la liberté de la presse ne le concernaient pas, le répétant par deux fois : « Je ne vois pas en quoi cela me concerne. Vous attendez un commentaire de moi sur une enquête. Je ne vois pas en quoi cela peut concerner le chef de l’Etat. »

A Mediapart, à l’inverse, nous nous sentons très concernés. Comme citoyens autant que comme journalistes, ces deux identités étant indissociables puisque notre métier n’a d’autre légitimité que le droit de tous à une information libre, indépendante et pluraliste. C’est, en d’autres termes, notre démocratie tout entière qui est éminemment concernée par ce qu’on nous rapporte depuis plusieurs semaines et dont se fait l’écho Le Canard enchaîné du mercredi 3 novembre, affirmant que Nicolas Sarkozy lui-même «supervise l’espionnage des journalistes».

Des confidences anonymes ne sont certes pas des preuves probantes, et c’est bien pourquoi nous sommes jusqu’ici restés prudents et discrets, ne nous plaignant que de ce dont nous sommes certains ou que nous pouvons établir formellement.

Reste qu’aujourd’hui, ces témoignages de sources au cœur de l’Etat sont trop insistants et les faits qu’ils rapportent sont trop concordants pour que nous gardions cette réserve professionnelle. Voici donc ce que Mediapart a recueilli dans le petit monde du renseignement et dans divers entourages ministériels.

D’abord, nous dit-on, notre journal fait l’objet depuis plusieurs mois d’un espionnage tous azimuts. Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, les deux journalistes de Mediapart spécialisés dans les enquêtes sensibles pour l’Elysée, notamment les affaires Karachi et Bettencourt, auraient eu droit, depuis mars-avril, à des surveillances téléphoniques afin d’établir une cartographie de leurs relations et contacts.

Cette période était celle où ils achevaient leur livre Le Contrat - Karachi, l’affaire que Sarkozy voudrait oublier (Stock), rencontrant notamment le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, et le ministre de l’intérieur, Brice Hortefeux.

Au début de leur ouvrage, ils relatent d’ailleurs quelques épisodes témoignant d’un climat plus que tendu autour de cette enquête: Magali Drouet, la porte-parole des familles des victimes de l’attentat de Karachi, faisait l’objet d’une filature lors d’une de leurs rencontres parisiennes, tandis qu’eux-mêmes, à l’occasion d’un rendez-vous avec des avocats, voyaient deux individus surveiller leur véhicule.

Nos sources nous affirment que Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, voire d’autres membres de notre équipe, auraient eu droit au même traitement que leur confrère du Monde, Gérard Davet, ou que la juge de Nanterre, Isabelle Prévost-Desprez, dont les «fadettes» (factures détaillées) des téléphones portables ont été explorées par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).

Dans ces deux derniers cas, des prétextes judiciaires ont été avancés pour justifier cette atteinte au secret des sources des journalistes qui, du coup, a pu être connue publiquement, son but avoué étant évidemment d’intimider des sources potentielles.

A l’inverse, l’espionnage dont auraient été victimes les journalistes de Mediapart n’a pas donné lieu à un tel habillage ni à une semblable publicité, n’ayant pas permis d’identifier une quelconque source sensible. Dans tous les cas, le «secret défense» curieusement invoqué par la DCRI pour ne pas répondre aux demandes d’éclaircissement du procureur de la République de Paris sur l’espionnage dont a été victime le journaliste du Monde montre bien que, dans cette affaire, la police du renseignement a plus de secrets à cacher que de bonne foi à prouver.

Une inquisition d’Etat coordonnée par Claude Guéant

Selon d’autres sources, l’Elysée s’est également intéressé de près à nos actionnaires extérieurs minoritaires, laissant entendre à des rédactions que l’un d’eux aurait eu des ennuis avec l’administration fiscale. De même, le patrimoine privé de certains membres de notre équipe aurait fait l’objet de curiosités policières hors de toute justification légale.

Surtout, on nous affirme que cette inquisition d’Etat est impulsée et coordonnée par le secrétaire général de l’Elysée lui-même, Claude Guéant. «Ils sont déchaînés», a confié un ministre important du gouvernement à l’un de ses proches qui nous l’a rapporté. Cet interlocuteur nous assure que ce ministre savait, dès septembre, que les médias en pointe sur le dossier Bettencourt feraient l’objet d’opérations clandestines, citant explicitement Mediapart, Le Monde et Le Point, soit précisément les trois journaux victimes en octobre de vols ou de cambriolages.

Outre les ordres donnés depuis l’Elysée à la DCRI, dont le directeur Bernard Squarcini est un proche de Nicolas Sarkozy, tout comme son supérieur hiérarchique, le Directeur général de la police nationale (DGPN), Frédéric Péchenard, ces mêmes sources nous affirment que la présidence aurait recours aux services d’une importante entreprise privée de sécurité et de renseignement, fondée et animée par des anciens des services étatiques (DGSE, DST et RG).

Elles évoquent aussi la présence, dans l’entourage de Claude Guéant, d’un ancien policier à la retraite, plutôt connu pour ses activités africaines mais dont les talents auraient été requis dans le climat d’affolement qui a saisi l’Elysée durant l’été après nos révélations sur l’affaire Bettencourt. Contacté par Mediapart, l’intéressé dément formellement, assurant être totalement « retiré des affaires ».

Que Claude Guéant soit cité comme l’ordonnateur de ces surveillances n’est pas totalement surprenant. Nos confrères du Point ont raconté, en juillet dernier, comment la réunion où fut organisée la contre-attaque visant Mediapart s’est tenue dans le bureau du secrétaire général de l’Elysée.

L’un des participants, ministre de l’actuel gouvernement et fidèle du chef de l’Etat, y aurait suggéré de comparer l’auteur de ces lignes à Goebbels, le propagandiste du régime nazi, tandis qu’était inventé le refrain repris en chœur par la garde rapprochée sur « les méthodes fascistes de Mediapart ».

Les confidences aujourd’hui recueillies montrent que ce climat de violence verbale n’était pas qu’une menace en l’air. Après tout, c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui eut, le 7 juillet, cette drôle de formule à l’endroit du président de Mediapart, en évoquant la révélation des enregistrements clandestins devant les députés du Nouveau Centre reçus à l’Elysée: «Mais ça va lui retomber sur la tête.»

Pour l’instant, c’est sur notre République, ses lois et ses principes, que retombe une nuée de cendres. Tout ce qui vient d’être rapporté est en effet non seulement illégal mais totalement illégitime. «Pire qu’un crime, une faute» : la célèbre formule de cet homme de l’ombre que fut Joseph Fouché (à propos de l’exécution du duc d’Enghien sous l’Empire) dit bien ce que l’abus de pouvoir met en péril: la loi bien sûr, mais surtout ce qui la fonde et l’inspire.

Nos institutions, à tous niveaux, sont entre les mains d’hommes et de femmes qui, chacun à leur poste, en sont les gardiens. S’ils ne savent pas dire «non» à des ordres illégaux, où l’intérêt privé s’habille de raisons d’Etat, c’est leur propre légitimité qu’ils ruinent, dans le naufrage de l’idéal républicain.

Le risque de non-assistance à liberté en danger

Contacté ce mercredi par Mediapart, le patron de la DCRI, Bernard Squarcini, dément évidemment toute sortie de route. Il assure n’avoir aucun cabinet noir autour de lui, dit s’inscrire en faux contre les affirmations du Canard enchaîné, jure ne pas s’intéresser aux journalistes qu’il dit respecter et nous propose un rendez-vous pour s’expliquer et se justifier. Mais aucun démenti oral ne peut désormais suffire, tant ce qui est déjà avéré et prouvé le discrédite par avance.

Simples journalistes, nous n’avons certes pas les moyens qui sont à la disposition de l’Etat et de ses services, de la justice et de la police, pour établir formellement la réalité de ce qui nous est raconté par des sources fiables, forcément anonymes par prudence. Pourtant n’est-ce pas déjà trop?

Que faut-il de plus quand les récits insistants et concordants de ces sources internes à l’appareil d’Etat surviennent après un feu vert symbolique (la folle campagne de violences verbales contre Mediapart), une intrusion policière inadmissible (la recherche des «fadettes» des téléphones de journalistes) et une intimidation aussi grossière que voyante (les vols et cambriolages visant les enquêteurs de l’affaire Bettencourt)?

Oui, que faut-il de plus aux représentants de la République, à ses élus et à ses autorités, pour s’en alarmer? Nous ne sommes pas ici devant l’excès de zèle d’une officine particulière qui serait en marge de l’Etat, de ses hiérarchies, de ses polices et de ses services. A en croire nos sources qui, pour certaines, appartiennent à l’actuelle majorité présidentielle, nous sommes devant une corruption plus essentielle, dans une dérive tolérée, encouragée et initiée depuis l’Elysée qui impose ses obsessions partisanes et privées à l’Etat, à ses services et à ses serviteurs, à ses policiers et à ses magistrats.

Sauf à renier la démocratie, aucune famille politique, pas plus la gauche aujourd’hui dans l’opposition que la droite qui y retournera forcément un jour, ne peut accepter l’abandon d’une liberté aussi essentielle que celle de l’information. Or ne rien faire face à ce qui nous est rapporté et à ce que rapporte Le Canard enchaîné revient à faire le choix d’une non-assistance à liberté en danger.

C’est pourquoi nous demandons solennellement aux parlementaires de se saisir immédiatement de ce sujet, d’interpeller le gouvernement à son propos et de mener les enquêtes indépendantes qui sont en leur pouvoir. Tout comme nous enjoignons les responsables et fonctionnaires des ministères, administrations et services concernés par ces agissements contraires aux principes qui les régissent d’utiliser le seul recours légitime qui est à leur disposition quand l’Etat se dérègle en son sommet: l’alerte démocratique auprès de la presse indépendante, en informant les journalistes que nous sommes.

Puisque le sort fait à la liberté de l’information ne semble pas concerner l’actuel Président de la République, c’est à tous les citoyens, par-delà leurs différences et leurs divergences, qu’il revient de la protéger. Tout simplement parce que c’est un droit qui leur appartient.

Source: http://www.mediapart.fr/journal/france/031110/scandalous-intimidation-french-media

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